Chroniques défensives, ventées et entomophages.



Lu. Petit cours d'auto-défense intellectuelle. De Normand Baillargeon.

« Si nous avions un vrai système d'éducation, on y donnerait des cours d'auto-défense intellectuelle » a dit Noam Chomsky. Et, à défaut de reformer le système éducatif, c'est ce que propose ce livre, d'un auteur canadien. Je ne peux vous dire assez combien que je regrette que ces contenus ne soient pas effectivement enseignés publiquement à tous, mais à défaut, c'est une solution. Ce que Normand Baillargeon propose, en partant du plus simple pour aller au plus complexe, c'est de passer en revue, d'expliquer simplement et de mettre en pratique toutes les dimensions du regard critique que nous devrions avoir vis-à-vis du discours politique, médiatique, industriel, bref, de tout discours public construit. La première partie est consacrée aux artefacts plus techniques du vocabulaire, de la rhétorique et des statistiques (voire de l'usage des chiffres pour justifier un discours de manière plus large), la seconde à des questions plus abstraites mais aussi plus fondamentales : comment constitue-t-on pour nous-même une connaissance, un savoir, et comment justifions-nous ce que nous croyons par nos sens ? Comment l'expérience et le témoignage sont insuffisants, et donc comment se fait la science, comment on prouve une hypothèse et on justifie quelque chose : bref, on va jusqu'à l'épistémologie mais de manière compréhensible. Et on termine par un aperçu du paysage médiatique et des professionnels de la fabrication de l'opinion (et ça peut faire peur, mais de manière vraiment salutaire). Tout cela est amené de manière très claire et bien construite, sans se départir justement d'un regard critique sur ce qui est proposé et invitant vraiment le lecteur à se faire son opinion, a exercer son intelligence en commençant par ce qu'il est en train de lire. On ne verse jamais dans la conspiration ou le sensationnalisme, et beaucoup de sources et de pistes d'approfondissement sont données. Donc Chomsky, dont vous aurez compris que c'est en partie inspiré. Du très bon boulot, honnête, bien construit, et d'une importance cruciale. Mon seul regret, et il est important, et que ce genre de texte doive sortir chez un petit éditeur au lieu de faire partir du cursus obligatoire de tout citoyen. Selon le point auquel ces thématiques vous ont déjà intéressé, vous en apprendrez plus ou moins, mais je vous le conseille dans tous les cas tant il est bien foutu, prêtable, et plein de références bien compilées et accessibles.


Lu. La Horde du Contrevent. De Alain Damasio.

La Horde du Contrevent a bénéficié depuis sa sortie, qui n'est plus si récente, d'un bouche à oreille très important dans le petit milieu de la fantasy francophone (voire de la SF parce que si on veut, on peut chipoter sur l'endroit où classer le roman, mais je dirais fantasy quand même après mure réflexion). Il s'agit d'un livre-univers, c'est-à-dire qu'au-delà des personnages et de ce qu'il leur arriv, et il y a de quoi faire, on prends aussi beaucoup plaisir à découvrir un monde des plus étrange et des plus riches d'idées et de concepts bizarres et inattendus. Et c'est très réussi, autant pour l'histoire que pour le monde et le dépaysement. Et pas que pour ça, pour l'écriture, l'inventivité et les réflexions et valeurs mises en avant. Oui, ça fait beaucoup. En fait, c'est la caractéristique principale de ce roman : beaucoup. De tout. Au point que certains trouveront peut-être ça surchargé, voire prétentieux et un peu lourd. Moi pas. On est pas loin de ma limite, mais pas assez pour que ça me gène, et au contraire suffisamment pour que ça me séduise et m'entraine complètement. L'histoire suit, dans un monde dominé par un vent permanent et surpuissant, une Horde, une équipe composée depuis l'enfance et dans la douleur, et chargée par l'Hordre de remonter, à pied, le monde entier contre le vent pour... pour quoi, justement, c'est une des grandes questions : trouver l'origine du vent, arrêter le vent en obtenant ds vœux miraculeux pour avoir trouvé l'extrême amont, pour prouver que c'est possible simplement. Parce que oui, pour ça comme pour le reste, l'auteur ne se laisse pas aller à la facilité, questionne, demande, donne de la cohérence et de la profondeur. Quête initiatique donc, mais de groupe, d'un collectif complexe et riche, pas d'un individu héroïque, et ça aussi c'est plaisant. D'autant que c'est très bien rendu, tout étant narré à la première personne, un système de signes codés permettant d'identifier quel personnage parle (oui, il faut un peu de temps pour ne pas revenir à la liste de référence du début, mais ça fonctionne bien), avec dont des points de vue et des styles très différents. Parce que oui, dernier point marquant, le style, c'est écrit avec beaucoup de recherche, avec des styles variés, et un vocabulaire qui aide à poser le monde et ses particularités. Au final, un livre très riche, et très prenant parce qu'on a vraiment envie de voir comment ça va déboucher, que j'ai beaucoup apprécié. Par contre, vous êtes prévenu, ça vaut vraiment le coup mais c'est un gros morceau.


Lu. Why not eat insects. De Vincent M. Holt.

Vous allez me dire que je lis des choses bizarres, mais dans le cas présent, j'ai subi certaines influences. Il s'agit en effet d'un ouvrage assez court, datant de 1884, et faisant l'apologie de l'entomophagie : la consommation d'insectes comme nourriture. Réédité par un petit éditeur amateur de livres d'époque, c'est un vrai régal. Bon, sur le fonds, si le sujet ne vous intéresse pas du tout, ou vous repousse, je ne dis pas que ça va vous faire changer d'avis du tout au tout, mais si vous êtes ne serait-ce qu'un peu curieux, c'est plein de découvertes amusantes. Particulièrement le second chapitre qui passe en revue, rapidement, des pratiques entomophages dans les époques anciennes et les sociétés non-européennes, mais aussi le troisième avec plein de recettes utilisant des insectes anglais communs. Sur la forme, maintenant, c'est un vrai plaisir parce que l'auteur est passionné pas son sujet, passablement motivé pour transmettre cette passion, pas complètement dépourvu d'humour, et d'un style très daté mais vraiment fleuri et rythmé. Du coup, sans verser dans la caricature, c'est vraiment drôle à lire. D'autant que, même si pour l'époque, l'auteur est raisonnablement humaniste et pas trop colonialiste, le contexte ressort tout de même fortement mais avec plein de bonne volonté et d'ouverture de sa part. Pour finir, je dirais que pour les personnes intéressées par le sujet, l'argumentaire est bon même si il est rapide et un peu daté, et surtout que le fait que ce livre existe simplement est une curiosité qui mérite d'être goûtée, et, comme je le dis l'auteur, je peux vous garantir de mon expérience personnelle que le goût en est excellent.

(Oui, c'est en anglais, mais je me suis attelé à une traduction, tout à fait intéressée certes, mais disponible si vous le voulez. Je ne garantis par contre pas d'avoir pu rendre toute la saveur du style de l'auteur).


Lu (BD). Les princes d'Ambre, Volume 1 : L'ombre terre. De Nicolas Jarry et Dellac (et Roger Zelazny quand même).

Rapide rappel pour ceusses et celles qui n'ont pas lu les romans : le cycle d'Ambre est un des romans cultes de la fantasy contemporaine. Ecrits par Roger Zelazny, les cinq premiers tomes racontent les péripéties et les luttes des neuf princes d'Ambre, Ambre étant la réalité ultime d'un multivers dans lequel notre monde n'en est qu'un des multiples reflets. Les princes d'Ambre sont super forts et peuvent manipuler les ombres, i.e. les mondes moins réels qu'Ambre, mais ils se déchirent sans interruption pour prendre la place de leur père, le roi Obéron. Et les romans méritent à mon sens leur statut de livres cultes. Les éditions Soleil, dans leur politique actuelle d'adaptation en BD des classiques de la fantasy et de la SF, ont donc confié à un duo de dessinateur et scénariste l'adaptation de la série. Il s'agit donc ici du premier tome, qui reprends très fidèlement le début de la série. Et quand je dis très fidèlement, je ne déconne pas. Certes, ça va un peu plus vite, mais on garde vraiment la même trame. Le dessin est plutôt bon mais s'il ne me séduit pas non plus plus que ça, et je regrette des choix de couleurs que je trouve un peu ternes et sans grande variété. J'espère que ça ira en s'améliorant, mais les premiers aperçus de Rebma et d'Ambre laissent penser que les couleurs resteront dans les mêmes gammes. Dommage à mon sens, parce que ça affaiblit un peu le caractère onirique et fantastique des lieux des romans. A noter, question dessin, une vraie bizarrerie : la couverture est d'un dessinateur différent du reste de la BD, ce que je trouve trompeur et pas très correct (d'autant que quand même, le dessinateur de la couverture est d'un autre gabarit). Donc au final, avec un dessin correct sans plus, une adaptation très fidèle et donc agréable pour les fans (mais aussi compréhensible et appréciable pour ceux qui découvrent) d'un grand classique.


Lu (BD). Sinfest, tome 1. De Tatsuya Ishida.

Sinfest est à l'origine un comics en ligne, de fort bonne qualité, et traitant de pas mal de choses, mais notamment, de manière très humoristique, de Dieu, Bouddha, le Diable et de la vie de banlieue de célibataires américains pas des plus sages. Avec un dessin très propre, c'est un webcomics que je suis régulièrement depuis pas mal de temps et que j'apprécie toujours, même si il est rare qu'une planche seule me fasse rire autant que celles de xkcd ou SMBC. Je me suis donc procuré la première compilation publiée (enfin, pas exactement, mais on va pas chipoter), pour soutenir une BD que j'aime bien et retrouver de manière plus linéaire et facile à lire qu'en ligne. Et je ne peux pas dire que je soit déçu, mais j'avais oublié que la BD a quand même pas mal évolué depuis ses débuts. Du coup, moins des éléments qui me plaisent vraiment et plus de choses un peu anecdotiques, notamment inspirées de Watterson, qui est une des influences avouées. Mais on retrouve aussi des planches sur la calligraphie, sur un Dieu infantile et le Diable, sur la poésie que j'aime vraiment, mais pas autant que je voudrais. Alors, oui, j'aime bien, mais je serais sans doute bien plus content de me procurer le second tome et de continuer à lire les planches actuelles en ligne.


Vu. Invictus, de Clint Eastwood.

Je pense que vous avez tous au moins entendu parler du sujet du dernier film d'Eastwood : la première année de présidence de Mandela, et spécifiquement le soutien qu'il choisit d'apporter aux Springboks (l'équipe nationale de rugby) pour en faire un symbole et un outil de réconciliation nationale. De ce sujet plus beau qu'un fiction, Eastwood fait un beau film, plein de bons sentiments. Deux choses le sauvent à mon sens de la niaiserie : le fait que ce soit une histoire vraie (et si ça ne l'était pas, on se dirait que c'est un peu trop beau et gentil comme scénario, ce qui au final est plutôt réjouissant) et le fait que les deux interprètes principaux soient remarquables. Morgan Freeman est impressionnant de justesse, de retenue et d'humanité dans sa manière d'incarner parfaitement Mandela, de devenir le personnage, et Matt Damon est tout aussi fin et convaincant, avec un accent parfait et un physique méconnaissable. Et pour être juste, j'ajouterais qu'Eastwood maitrise quand même son art, ses scènes et ses dialogues (par contre, les musiques, beaucoup moins à mon goût). Pour le reste, comme je le disais, c'est plein de bons sentiments. Et ça marche, ça met de bonne humeur, ça touche et ça donne le sourire. J'ai vraiment passé un bon moment, je ne m'en cacherais pas. Après coup, avec du recul, je regrette quand même un peu que le reste du contexte soit très peu voire pas traité. C'est un choix, hein, je ne dis pas, mais en termes d'intérêt historique et contexte politique, je trouve ça finalement dommage. Peut-être que ça aurait freiné le reste, ou parasité, je ne sais pas, mais j'aurais aimé avoir au moins quelques éléments sur le reste des choix politiques et des problèmes en lien avec ce choix d'utiliser le rugby comme point de rencontre entre deux communautés très opposées. Mais bon, c'est bien, je le redis, même très bon, touchant, plein de messages humanistes et très encourageants, mais peut-être au final un peu trop simplifié pour la durée. Je vous conseille sans hésitation d'aller le voir, notez bien, mais je me demande si je le reverrais avec plaisir par contre.