Chroniques capitalistes, coréennes et narratives.


Lu. Le nouvel esprit du capitalisme, de Luc Boltanski et Ece Chiapello.

Attention, gros bouquin, mais bouquin important. Voire essentiel. Le boulot entrepris ici par les auteurs est en effet de retracer l'histoire de l'esprit du capitalisme, c'est-à-dire du discours mis en œuvre par le capitalisme pour susciter l'adhésion nécessaire à son fonctionnement. Alors je dis le capitalisme, en tant que système, mais ça ne suppose en rien l'existence d'une organisation centralisée ou d'une lecture conspirationniste, bien au contraire. De manière générale, les deux auteurs font un boulot très sérieux et très fin, sollicitant divers champs de recherches et contenus théoriques pour enrichir et expliciter leurs propos. Pour atteindre leur objectif, donc, on passe par une lecture historique des évolutions de nos sociétés, et du capitalisme en leur sein, mais aussi donc de ses diverses difficultés et changements, notamment face à diverses critiques et systèmes politiques et sociaux. Et ces analyses donnent des clés de lectures à mon sens vitales sur le monde actuel et son fonctionnement. Sur la nature des sociétés, sur les différentes formes de critique et leur prise en compte et sur leur intégration à la logique capitaliste progressivement. En particulier, les auteurs établissent une lecture sociologique du modèle de société promu aujourd'hui par le capitalisme : celui du réseau (dans lequel est inclus le projet mis en avant par Franck Lepage), qui est très largement passé dans les modes de pensée (le mien y compris, hein, et pas seulement pour des mauvaises raisons, ce qui est d'autant plus inquiétant et intéressant). Donc, oui, c'est un bouquin absolument passionnant et éclairant pour comprendre le monde aujourd'hui. Vraiment, ça fait réfléchir, ça enrichit sévère. Et si c'est lisible, c'est par contre bien dense et franchement épais. J'essaierais d'en résumer un bout un de ces jours, mais en attendant, lire juste le début et la longue conclusion peut déjà donner une idée de ce qui s'y raconte d'essentiel. Après, hein, le mieux c'est de le lire pour de vrai si c'est possible dans vos programmes chargés.


Lu. Pauvres et marginaux au Moyen-Age, de Jean-Pierre Leguay.

Bon, la pauvreté au moyen-age, on imagine qu'il y a de quoi faire. Effectivement, c'est le cas et ce petit bouquin se propose de brosser un tableau général, non de la pauvreté en général, mais des populations marginales dans le cadre urbain, ce qui mèle un certain nombre de profils et d'activités différentes. On passe donc en revue les délinquants occasionnels, les faussaires, les bandes organisées, la prostitution, les lieux de débauche et les réponses sociales et judiciaires à ces différentes populations. Donc aussi bien la charité et les hopitaux que les gibets, prisons et autres solutions de répression. Le tableau brossé est riche et ouvre des perspectives intéressantes, en se concentrant en particulier sur le quatorzième et quinzième. Autant les citations sont nombreuses et bien choisies, avec des textes d'époque souvent amusants et éclairants, autant je regrette un peu la construction d'ensemble, un poil chaotique. En effet, si il y a un découpage en chapitres assez cohérents, on se perd ensuite facilement au sein de chaque partie en allers et retours pas très organisés. Maintenant, ça ne gène pas non plus la lecture tant que ça, juste on a parfois l'impression d'écouter quelqu'un raconter et revenir aléatoirement à un sujet déjà traité que de lire quelque chose de structuré facile à retenir. Malgré ça, je l'ai lu avec plaisir et je me suis amusé, et j'y ai trouvé quelques mentions (que je cherchais, vous vous doutez) de la place des jeux d'argent et de ses lieux, bien que ce soit de manière assez anecdotique et indirecte. Au final, si le fait de traiter en même temps de la marginalité et de la pauvreté fait sens, elle ne permet pas de traiter en détail ni l'une ni l'autre, ce qui reste mon principal regret.


Lu. Pyongyang, de Guy Delisle.

Guy Delisle a beaucoup voyagé, et ce dans des endroits inattendus. Je vous avais parlé de Jérusalem, ce qui était déjà exotique et plein de surprises, vous vous doutez bien qu'avec Pyongyang, c'est bien plus étrange. Parce que, oui, la Corée du Nord, c'est un autre monde, au point que même dans une BD de fiction on aurait sans doute du mal à faire aussi étrange. Et Guy Delisle en raconte son expérience personnelle, et révèle par là, comme d'habitude, beaucoup de choses sur la société dans laquelle il vient à évoluer. Enfin, dans le cas présent, on ne peut pas dire qu'il se mèle à la vie des Coréens, du tout, puisqu'il est en permanence accompagné et encadré et qu'il vit dans une zone réservée aux étrangers. Mais ce système même, avec toutes ces absurdités, se lit dans le quotidien et dans les visites organisées dans les lieux officiels, dans le comportement de ses guides, dans le rituel du dépôt des fleurs au pied de la statue du Guide, etc. Et Guy Delisle glisse au fil de ces anecdotes des informations générales sur le pays, son histoire et sa situation géopolitique actuelle. Le dessin est comme toujours sobre et efficace, et le coté noir et blanc, dans le cadre de la Corée du Nord, est particulièrement adapté. Pour ceux qui connaissent déjà Guy Delisle, donc, c'est du tout bon, et pour les autres, c'est un bon point d'entrée si en plus la Corée du Nord vous intrigue (ce qui est un peu le cas de tout le monde, non?)


Lu. Les meilleurs ennemis, de Jean-Pierre Filiu et David B.

Je ne connaissais pas Jean-Pierre Filiu, mais il est visiblement spécialiste du Moyen-Orient et de ses relations avec les Etats-Unis. Je connaissais par contre David B., dessinateur de BD marquant par son trait fort, ses noirs et blancs très contrastés et ses mises en image très chargées et autonomes. Ils sont ici tous deux associés pour retracer sous forme de BD l'histoire des relations entre les Etats-Unis et le Moyen-Orient (ce n'est que la première partie, ceci dit, on s'arrête en 1953). Sujet aride a priori, et pourtant passionnant quand il est comme ainsi bien raconté tant les rebondissements sont nombreux et inattendus, tant la matière est riche. En effet, on en remonte aux pirates de barbarie, et ce à raison, puisque ces relations vont se nouer très tôt et de très loin. Puis elles vont se compliquer avec les questions pétrolières et géopolitiques modernes. Le contenu est donc traité de manière très efficace et convaincante, avec une simplicité (relative, c'est quand même un sacré bordel, quoiqu'on fasse) qui fonctionne bien sous forme BD. Et le trait de David B. est à mon sens parfaitement adapté. En effet, il rend forts même les temps les moins spectaculaires grace à des mises en scène baroque qui font de certaines planches de vrais tableaux. Des tableaux chargés avec des noirs très présents, hein, pas des aquarelles, mais des tableaux tout de même. Et avec les moustacches, les bateaux et les visuels du Moyen-Orient, David B. se fait particulièrement plaisir. Au final, donc, une BD très riche, qui si elle n'est pas destinée à se distraire, permet d'aborder une tranche d'histoire passionnante et toujours importante aujourd'hui de belle et agréable manière.


JdR. Houses of the Blooded, de John Wick.

John Wick, pour ceux qui suivent, c'est L5R et 7th Sea, et depuis un certain nombre de petits jeux, toujours avec des idées très malines cachées dedans. Des petits jeux au sens de jeux qui ne se jouent pas sur de longues campagnes. A l'inverse, ici, on est face à un jeu destiné au jeu en campagne à long terme, puisqu'il s'agit de jouer des personnages sur l'ensemble de leur vie. Et de jouer des personnages qui ne sont pas des aventuriers courant la brousse de manière irresponsable mais des nobles avec des responsabilités, un domaine à gérer et une vie sociale. C'est en fait sur la vie sociale que l'accent est mis puisque l'idée est de jouer sur le mode du drame, donc plus grand que nature, avec des ennemis, des amours et des passions dévorantes. Romantique, oui, au sens premier du terme. Ce qui au départ n'est pas nécessairement ma préférence, mais là, franchement, c'est bien amené et très bien construit. On est dans quelque chose qui se rapproche de Ambre dans le fond, mais dans un monde créé pour, et de manière très réfléchie pour créer du jeu et des interactions riches. Et au-dela du monde, ce sont les règles qui m'ont excessivement séduites. Ce sont des règles très très malines, servant les objectifs narratifs complètement, et dont John Wick prend le temps d'expliquer la génèse et les motivations. Oui, c'est enfin un jeu dont l'auteur prend ses lecteurs pour des adultes compétents, et ça fait pas mal plaisir. Ce qui transparait dans l'ensemble de ce qu'il propose : des règles pour raconter des histoires, pas pour se la mesurer. Exemple central et parlant : le jet de dés de compétence. Il ne sert pas ici à déterminer l'échec ou la réussite, mais à déterminer si le joueur ou le MJ raconte le résultat. Celui qui raconte choisit alors si c'est réussi ou raté, selon son envie, selon l'intérêt pour l'histoire. Autant vous dire que oui, le pouvoir n'est plus exclusivement entre les mains du MJ, loin de là. Et pourtant, ce n'est pas un jeu narratif léger en règles. Il y en a plein, toutes très malines, pour gérer la vie sociale, la vieillesse, la gestion d'un domaine, les histoires d'amour, etc. Un jeu très original et réussi, qui donne des tas d'idées réutilisables éventuellement ailleurs. Son seul inconvénient : pour en profiter, il faudrait trouver du temps, et une équipe motiver sur la longueur. Ceci étant, comme seule sa lecture est un plaisir, je ne suis pas pour autant déçu.


Joué. Kaleidos, de Spartaco Albertarelli, Marianna Fulvi, Elena Prette et Angelo Zucca.

Kaleidos n'est pas un jeu récent, du tout, même pour cette nouvelle édition. Mais il se trouve que j'ai eu l'occasion d'y rejouer récemment, et que c'est un fort bon jeu, donc c'était l'occasion de vous en toucher deux mots. Kaleidos est un jeu au principe très simple : tous les joueurs disposent de la même image, grand format et pleine de détails, on pioche une lettre et chaque joueur doit trouver le maximum de choses présentes sur l'image et commençant par la lettre en question. Quand il s'agit de mots que personne d'autre n'a trouvé, on gagne plus de points, forcément. Simple mais sacrément efficace quand on aime ce genre de choses. Le sablier ajoute une tension évidente et évite de s'endormir quand on sèche, et les images sont belles et riches. Ensuite, chacun chipotera à sa préférence pour savoir si tel objet est présent ou non et peut-être appelé comme ci ou comme ça, mais ça reste de toutes façons modéré, l'ambiance n'étant pas non plus ultra-compétitive. L'avantage étant aussi qu'il s'agit d'un jeu très facile d'accès et susceptible de fonctionner avec des publics pas forcément très joueurs et potentiellement assez hétérogènes.


Joué. Crimebox Investigation, de Cymon Kraft.

Outre un titre un peu bancal, Crimebox est un jeu étonnant et qui m'a complètement convaincu. Il s'agit d'un hybride entre le jeu d'enquête et le jeu de racontage d'histoire et improvisation. Et ça fonctionne très bien, alors qu'a priori, je n'aurais pas parié dessus. Le principe : résoudre une enquête policière (un meurtre), à partir de suspects, d'indices, etc. Sauf qu'il n'y a pas une solution vraie. On constitue progressivement et collectivement un tableau avec les différents éléments, sous forme de cartes. Point fort d'ailleurs que l'efficacité visuelle du tableau ainsi constitué, lisible et rappelant parfaitement les tableaux de films policiers. Et, une fois ce tableau suffisamment rempli, chaque joueur peut proposer une résolution : il raconte alors une histoire expliquant le meurtre et incluant de manière cohérente tous les éléments présents. Si l'histoire tient debout et qu'elle inclut tout ce qui est présent, elle est validée et la partie est terminée. Il y a donc un gagnant, mais un peu pour le principe, le plaisir étant dans le fait de tirer du chaos des indices un histoire cohérente et, le plus souvent, amusante. Et ça fonctionne, on trouve toujours une résolution. C'est un jeu qui plaira à ceux qui aiment les jeux narratifs, bien sur, mais qui séduira aussi bien au-delà, parce qu'on improvise pas dans l'urgence pour faire rigoler comme souvent, on essaie de reconstituer un puzzle et de construire un scénario. Une fort bonne surprise que je recommande donc pleinement, avec en plus un format de boite sympa et inédit.